Interview

Jérôme Valluy

Interview de Jérôme Valluy enseignant à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et chercheur au Costech de l'Université de Technologie de Compiègne.

L'interview portera sur les espaces de discussions sur les médias sociaux.

Retranscription de l'interview

Aujourd’hui je vais interviewer Jérôme Valluy enseignant à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et chercheur au Costech de l'Université de Technologie de Compiègne. Vos domaines d’expertises sont les sciences humaines, les sciences politiques, les sciences de l'information et de la communication, la sociologie du numérique ou encore les humanités numériques. Notre interview portera sur les espaces de discussions sur les médias sociaux et surtout comment font-ils pour ouvrir des espaces de discussions où tout le monde peut donner son opinion et être écouté. Tout d’abord nous allons faire un rappel de ce qu’est un média social. Selon l’internaute le média social est une plateforme sur Internet qui permet aux gens de créer du contenu, d'organiser ce contenu, de le modifier ou de le commenter. Un média social mélange interaction, technologie et création de contenu.


Nous savons tous que sur les médias sociaux, les internautes donnent plus facilement leur opinion que dans la vie réelle, quitte à blesser certaine personne. Mais pouvons-nous considérer que les médias sociaux sont considérés comme étant un espace de discussion où la liberté d’expression est totale ?

La réponse à cette question dépend de la définition que l’on donne de la « liberté ». Si on la définit, tel Jean-Jacques Rousseau, comme le fait de n’obéir qu’aux règles que l’on s’est données à soi-même, en participant par exemple à leur élaboration d’une façon ou d’une autre, alors la réponse est négative : dans les plateformes numériques des médias sociaux, les règles sont invisibles et incorporées dans des algorithmes qui demeurent totalement opaques pour les utilisateurs ne participant ni à leur élaboration, ni même à leur discussion. Du point de vue de la liberté d’expression, les débats et échanges numériques sont organisés par des règles algorithmiques que seuls des propriétaires peuvent connaître, discuter et modifier, tout en disposant des capacités techniques de surveiller chacun et d’influencer les débats à tout moment. Cette configuration est celle d'un régime politique autoritaire, une dictature de type « ploutocratique » où la richesse constitue la base principale du gouvernement et d’un gouvernement orienté principalement dans ses actions par l’augmentation des bénéfices des propriétaires de plateformes.


Les médias sociaux mettent en place des espaces de discussions pour que les internautes puissent partager, commenter, réagir à du contenu. Il serait intéressant de savoir comment les médias sociaux font-ils pour créer des espaces de discussions en ligne ? Quelle technique, quelle tactique utilisent-ils pour nous donner envie de parler, partager et d’être écouté ?

Comme beaucoup d’innovations technologiques à succès, les plateformes numériques de médias sociaux ont réussi économiquement en attirant de très grands nombres d’utilisateurs, par des « facilités » nouvelles liées notamment à une apparente gratuité du service mais pas seulement. Ces facilités sont nombreuses : facilité d’envoyer un sms plutôt que de téléphoner à la personne, par exemple ; facilité de cliquer sur « I like » ou « I don’t like » sans avoir à fournir d’explications convaincantes ; facilité pour participer à des dizaines de « groupes » en même temps ; facilité pour changer d’identité apparente ou pour croire être anonyme ; etc. Le modèle extrême de la « facilité » est celui, originel, de Twitter signifiant : « exprimez-vous en 140 signes pas plus… ce que même des enfants peuvent faire ». Ensuite tout est apparemment gratuit – ce qui participe à la « facilité » – alors que nous payons, inconsciemment, en laissant capter nos données personnelles. Celles-ci sont retraitées et revendues pour prédire nos préférences, attitudes, comportements d’achats commerciaux ou de choix politiques futurs afin de les influencer dans un sens bénéfique aux propriétaires de plateformes ou à leurs clients publicitaires ou aux gouvernements. Dans cette traque des données personnelles, les expressions d’internautes ont plus de valeur prédictive si elles ont trois caractéristiques : 1) émotionnelles plutôt que rationnelles ; 2) rapides voire immédiates, c'est-à-dire sans temps de réflexion ou presque ; 3) courtes, en volumes d’écritures et idéalement binaires : « oui/non », « I like/I don't like », « +1/-1 », etc. Réagir de cette façon est une facilité et une tendance infantile contre laquelle luttent ou luttaient… les processus éducatifs, familiaux et scolaires, qui, au contraire des GAFAM+ ( « + »… pour ces cinq là et tous les autres !), apprenaient aux enfants à réfléchir longuement avant de réagir, à utiliser leur raison plutôt que leurs émotions et aussi à rédiger des textes longs pour développer des idées complexes. Comparés à la famille et à l’école comme vecteurs d’apprentissages, les médias sociaux sont des dispositifs de désapprentissage collectif, ce qu’analyse parfaitement bien le chercheur à l’Inserm, Michel Desmurget, dans son livre « La fabrique du crétin digital – Les dangers des écrans pour les enfants » (Seuil 2019), où il critique non pas les jeunes mais leurs parents qui ont abandonné aux GAFAM+ l’éducation des enfants en les laissant passer plusieurs heures par jour sur écran dès l’âge de 8 ans.


Aujourd’hui les jeunes s’informent de plus en plus sur les médias sociaux. En effet, une étude de l'American Press Institute et de l'Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research datant de 2015, réalisée auprès de jeunes de 18 à 34 ans, souligne que 88 % des sondés inscrits sur Facebook s'informent régulièrement par ce biais. Pouvez-vous nous dire selon vous, pourquoi les jeunes s’informent par le biais des médias sociaux en laissant les médias traditionnels de côté comme la radio ou la télévision ?

D’abord par « facilité » d’accès à des articles retransmis sans autorisation qui procèdent d’une logique de vol auquel beaucoup de monde s’est habitué en dix/vingt ans ; le vol est confondu avec la gratuité. Ensuite par sentiment de fausse « liberté » du choix d’articles à lire, issus de n’importe quel média traditionnel mais passant sur le « mur » d’affichage ou le « fil » des discussions. Les internautes perdent alors le bénéfice d’un travail pourtant essentiel qui est celui de chaque Rédaction (professionnelle en média traditionnel) : 1) le travail de sélection & hiérarchisation des sujets par ordre d’importance – ce que l’on appelle l’« agenda » en sciences sociales – qui apparaît dans les choix de présentation des articles au sein d’un journal traditionnel (gestion de la Une, des titres et titrailles, des positionnements dans la page, des volumes d’écritures…), 2) Les internautes perdent aussi le bénéfice du suivi à long terme de certains sujets par des Rédactions qui forment leurs compétences journalistiques collectives par accumulation d’articles et délibérations internes, entre journalistes, sur les diverses façons de traiter un sujet, sur les aspects à mettre en avant plutôt que d’autres, etc. Faute de connaître et comprendre ces fonctions collectives des Rédactions professionnelles, faute aussi d’avoir été formés sur les aspects émergents les plus délétères de la société numérique, faute d’avoir les moyens de réfléchir à la qualité / compétence / fiabilité de leurs sources d’information, faute de pouvoir intégrer les variations de compétences sur un même sujet selon les personnes ou les organisations, les jeunes, de 8 ans à 28 ans notamment, ne perçoivent que contrainte dans le système classique d’abonnement à un média traditionnel ou d’adhésion à une organisation traditionnelle (partis, syndicats, associations) … et ils n’ont aucune conscience des contraintes implicites qu’ils subissent de la part des plateformes devenues « rédacteurs en chef » : au lieu que ce soit par exemple le journal « Le Monde » qui attire leur attention sur un sujet/article en le mettant à la Une… c’est « Facebook », « TikTok », « Instagram », ou autres qui déterminent les priorités d’affichage sur les murs ou les annonces. Au lieu que ce soit un enseignant & chercheur, ou un professionnel expérimenté, ou un expert ayant suivi le sujet pendant longtemps et choisis par des journalistes professionnels eux-mêmes très compétents… c’est Youtube qui leur met en avant – au seul motif d’augmenter ses bénéfices par captation de données personnelles – tel ou tel « influenceur » charismatique aussi incompétent soit-il mais à l’image sympathique et au langage facile. Enfin, ces médias sociaux flattent l’égo de chaque jeune en lui donnant la possibilité de s’exprimer individuellement sur n’importe quel sujet et en lui donnant à croire ainsi que sa parole politique présente un intérêt en soi… ce que dément l’histoire politique de toutes les démocraties qui ont exclu les enfants de l’expression politique notamment du droit de vote mais aussi de l’expression publique des enfants sans consentement des parents, principaux responsables juridiquement de ce que disent et font leurs enfants.


Les politiques aujourd’hui également sont de plus en plus sur les médias sociaux. Par exemple Jean-Luc Mélenchon à aujourd’hui plus de 2 millions d’abonnés sur TikTok et plus de 750 000 abonnés sur sa chaine Youtube. Les médias sociaux deviennent-ils de plus en plus politiques ? Et, si oui, peuvent-ils alors devenir un espace de discussion démocratique ?

À partir du moment où les médias sociaux perturbent le système journalistique traditionnel mais aussi d’autres composantes du système politique (campagnes électorales, partis politiques, leaderships politiques personnels…), ils sont politiques et l’ont toujours été… mais leur finalité politique reste implicite parce qu’elle est uniquement de produire la matière première (= nos données personnelles) de ce qu’ils vendent : la connaissance de nos préférences individuelles, la prédiction de nos comportements et la possibilité de nous influencer par des messages personnalisés qu’ils soient publicitaires ou politiques, envoyés au quart de seconde près après quelques clics sur plateformes. Cette finalité politico-financière des GAFAM+ n’a rien de démocratique : elle ne vise pas à l’émancipation des peuples ou des citoyens, mais au contraire à leur asservissement dans ce système de capitalisme de surveillance & d’influence du 21ème siècle que décrit magnifiquement Shoshana Zuboff dans son livre « L’âge du capitalisme de surveillance » (Zulma 2020). Cela produit une individualisation extrême des perceptions et préférences politiques et une facilité apparente de communications interindividuelles qui rend l’adhésion à un parti, un syndicat ou une association improbable. Or, ces organisations constituent (ou constituaient) des composantes essentielles à la discussion démocratique par rapprochement de convictions en partie au moins convergentes, en organisant de façon relativement rationnelle les délibérations politiques au sein de chaque organisation et en filtrant ainsi les idées politiques au profit de celles apparues comme les plus consensuelles dans l’organisation. À la place de ces organisations partisanes participant à la démocratie, plusieurs courants politiques ont substitué de simples plateformes numériques (notamment « La France Insoumise », « Génération » et « La République En Marche » dans un premier temps). Ce choix de substitution permet aux leaders de ne pas avoir à dépendre des adhérents notamment pour la désignation des candidats aux élections ou encore pour la désignation des dirigeants politiques du courant ou pour la rédaction d’un programme politique ; c’est donc un choix oligarchique. Et cela d’autant plus que les plateformes numériques offrent à ceux qui en contrôle l’organisation algorithmique de tout manipuler sans que cela ne se voit. Dès lors qu’il n’y a pas de parti structurant un courant politique, les médias sociaux deviennent le principal moyen de communication entre un leader et de futurs électeurs potentiels mais ce moyen de communication est gouverné par les règles des GAFAM+ et non par les règles internes d’un parti, ni par les règles de la République. Pour résumer, je dirai qu’un leader a d’autant plus de « followers » sur les médias sociaux qu’il n’a pas (ou moins) d’adhérents dans une organisation juridiquement encadrée susceptible de le contraindre dans ses choix d’orientation politique et de désignations des candidats aux élections.


On sait que les médias sociaux s’adaptent à chaque utilisateur. Le média social va nous montrer des vidéos, des publicités même qui peuvent potentiellement nous intéresser. Pouvez-vous nous dire comment fonctionne cet algorithme pour personnaliser le contenu à chaque utilisateur ? Cette personnalisation du contenu, cet algorithme favorise-t-il l’ouverture d’un espace de discussion ?

Ce que vous évoquez prolonge l'individualisation de la réception de flux de communication. Il s’agit là d’une tendance sociologique très ancienne, de plusieurs siècles. Patrice Flichy dans « Une histoire de la communication moderne – Espace public et vie privée » (La Découverte, 1997) nous a appris que cette tendance s’observe pour tous les médias antérieurs à l’informatique (typiquement lorsque l’on passe du cinéma muet au cinéma parlant). La personnalisation informatique est plus ancienne que les médias sociaux : elle s’accélère à une vitesse fulgurante avec la personnalisation des ordinateurs (Personnal Computer ou « PC »), lorsque, après des progrès de miniaturisation pendant plusieurs décennies, l’on passe des gros systèmes aux mini-ordinateurs dans les années 1970 puis aux micro-ordinateurs dans les années 1980, devenus fréquemment « portables » dans les années 1990, puis aux tablettes et smartphones dans les années 2000. La troisième étape historique de personnalisation concerne l’accumulation massive de données personnelles et leur croissance exponentielle lorsque les taux d’équipements individuels explosent (entre 2005 et 2010 environ) en Amérique du Nord et en Europe de l’ouest et que des milliards d’individus se trouvent connectés. Les plateformes captent et réassocient des données personnelles si nombreuses, si diversifiées, si intimes et si précises sur chacun d’entre nous qu’elles peuvent, à une vitesse de quelques secondes, sélectionner les messages pour nous pertinents et nous les envoyer juste au bon moment pour nous inciter à penser et agir dans un sens déterminé (action d’achat ou action politique). Nous en faisons l’expérience chaque jour face aux notifications publicitaires toujours intéressantes voire pertinentes, connexes à nos recherches sur des plateformes mais les « murs » et « fils » de réseaux sociaux procèdent de la même logique. Cette personnalisation extrême nous enferme dans la « bulle de nos convictions et p références » en nous renvoyant que ce qui ressemble à ce que nous aimons déjà et, ainsi, en ne nous permettant pas de découvrir le reste… ce qui est un appauvrissement dans l’apprentissage. Cela produit un renforcement des convictions et préférences personnelles et une assurance en soi dans l’expression politique individuelle… mais au prix d’une perte d’ouverture intellectuelle à la complexité du monde social, d’une incapacité à prendre en compte des positions légitimement différentes, d’une incompréhension de la diversité des points de vue… donc aux prix d’une perte d’intelligence des situations et de leurs enjeux et d’une perte des capacités d’intégration dans un mouvement collectif organisé. Bien loin d’ouvrir de nouveaux espaces de discussion, les médias sociaux les font disparaître au profit de communications numériques individualisantes et fallacieuses – elles font croire à une discussion, là où il n’y a que juxtapositions de réactions individuelles sans coconstruction collective – qui n’ont d’autres finalités qu’amener les gens à exprimer leurs préférences pour capter leurs données personnelles et les manipuler.


Une dernière question. Nous avons vu comment les médias sociaux créent des espaces de discussion. Cependant pouvez-vous nous dire quelles sont les limites des médias sociaux, quels sont leurs défauts, leurs problèmes à corriger ?

Ses limites sont très nombreuses et seulement en cours de découverte par les chercheurs de sciences sociales et par les journalistes. La principale limite des médias sociaux, déjà évoquée, réside dans leur rôle central quant au développement du « capitalisme de surveillance » (Zuboff) et d’influence ! Pour placer sous leur dépendance des milliards d’individus, les GAFAM+ les accoutument à agir selon l’intérêt des plateformes, c'est-à-dire les forment ou plutôt les déforment en leur apprenant le contraire de ce que la famille et l’école tentent de leur apprendre : parler très vite pour réagir avant de réfléchir donc de façon émotionnelle plutôt que rationnelle et, divulguer le plus de données personnelles possibles sans se préoccuper de règles de droit. Zuboff parle d’« engourdissement de l’esprit » là où un scientifique marxiste parlerait d’ « aliénation » puisque cette formation intellectuelle des enfants, adolescents et jeunes adultes vise à leur faire accepter leur propre exploitation, celle de leur vie privée volée et monétisée, sans même que la valeur marchande revienne au propriétaire réel : l’individu tracé. Dans cette perspective, les médias sociaux génèrent des croyances nouvelles et fausses : celle d’une facilité de mobilisation sociale par exemple. Avec les réseaux on peut mobiliser sur telle ou telle cause des milliers de personnes en « mobilisation connectée » et des millions en « révolution connectée » en quelques heures. Cela donne aux jeunes un sentiment de puissance qui est illusoire. Zeynep Tufekci dans son ouvrage « Twitter & les gaz lacrymogènes – Forces et fragilités de la contestation connectée » (C&F Editions,2019), elle-même engagée comme militante révolutionnaire, montre à ses camarades de combat à quel point la « facilité » numérique de mobilisation est une faiblesse : en permettant de mobiliser des milliers ou millions de personnes en quelques minutes ou heures, cette facilité permet de perturber et déstabiliser les systèmes politiques en place (ce qui donne l’illusion d’un succès)… mais ne permet pas de guider stratégiquement la mobilisation sociale, de construire collectivement une doctrine de mobilisation et encore moins de construire un projet de société pouvant se substituer au système combattu. Résultat : les régimes politiques et politiques publiques apparues après et en réponse à ses mobilisations (ex. Turquie, Egypte…) sont pires que les précédents. Mobilisations et révolutions connectées sont des échecs. Une troisième limite serait à étudier en ce qui concerne les "faux-comptes" et leurs proportions dans chaque médias social ou segment d'un même médias. Mais les informations actuellement disponibles sont encore insuffisantes pour objectiver l'ampleur du phénomène et ses conséquences.