Les NTIC et la délibération : dans quelle mesure les outils numériques peuvent-ils contribuer à améliorer la qualité du débat public ?

Geoffroy De Brabanter

Fiche de lecture


Identification

  • Titre : Les NTIC et la délibération : dans quelle mesure les outils numériques peuvent-ils contribuer à améliorer la qualité du débat public ?
    Auteur : Geoffroy De Brabanter
  • Contexte auctorial :

    Geoffroy De Brabanter est assistant et doctorant à la Faculté des Sciences de Namur (Belgique) au département SPS (Sciences, Philosophies et Sociétés)

Analyse

Cette revue traite du sujet des débats publics dans le cadre des outils numériques. De Brabanter mentionne d'abord l'accès à l'information que nous permet Internet, ainsi que la prise de parole qui y est liée mais il avertit aussi rapidement sur les limites de ces débats.



Internet et l’optimisme démocratique

Il est ici question de l'optimisme présent lors de l'arrivée d'Internet et toutes les possibilités apportées. On semblerait se rapprocher du "modèle de gouvernance démocratique idéal" de Robert Dahl, un professeur de sciences politiques à l'université de Yale et théoricien politique. Ce modèle repose sur cinq critères :

  • la participation effective
  • l'équité du vote
  • la compréhension éclairée
  • le contrôle du programme politique par les membres de la communauté
  • l’inclusion de toutes les personnes concernées par le vote dans le processus de prise de décision

Internet représente un nouvel espace délibératif qui permet une nouvelle possibilité de débat en ligne. La revue concerne donc ce que peut apporter cette possibilité à la qualité du débat public. De Brabanter distingue deux types de débats distincts au sein des débats virtuels : -Les débats dits "libres", prenant place sur les réseaux sociaux -Les débats "organisés" qui sont eux encadrés et organisés par des gouvernements, partis ou organisations. Il propose le plan suivant pour cette revue :
1. Mise en place des débats "libres", la forme qu'ils prennent et ce qu'on peut en constater
2. Considération de la théorie habermassienne : ensemble de règles éthiques, techniques et intellectuelles
3. Emergence de débats "organisés" sur Internet et leur contribution à la qualité du débat public


L’insuffisance des débats virtuels « libres »

Tout d'abord, il est sujet des débats "libres" et sur quels supports ceux-ci ont lieu : réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter, des forums de discussion en ligne ou encore les sections de commentaire présents sur certains artcles de presse et blogues. L'avantage de cette forme de débat est l'accès universel. En effet, n'importe qui (disposant d'un appareil connecté) peut exprimer son opinion, sans que celle-ci soit régulé, autant sur le fond que sur la forme.
Lors de discussions plus classiques comme un débat télévisé, l'autorité et la légitimité des propos dépendront du statut de la personne qui les porte : un expert aura une autorité d'argument supérieure par exemple. Lors de ces débats libres, on ne retrouve plus cette figure d'autorité. On pourrait croire que tous les citoyens sont ainsi légitimes de la même manière à exprimer un argument : cependant selon Badouard Romain (Badouard, Romain (2018). « Les mutations du débat public en ligne »,), cette configuration est seulement remplacée par des indicateurs de popularité, qui vont eux influencer le débat de la même manière. (par exemple les "Like" de Facebook ou les "Retweet" de Twitter)

Ces débats "libres" sont initiés spontanément, lorsqu'un utilisateur des réseaux sociaux émet une opinion ou réagit à du contenu, comme un article ou un tweet précis. C'est à la suite de ce "déclenchement" qu'a lieu une conversation parfois politisée. De Brabanter avertit cependant sur la spontanéité de ces réactions : elles seraient contraires à l'idée de recherche du bien commun.
En effet, lorsqu'un individu aborde un sujet spontanément, cela est souvent dû à une relation particulière avec ce sujet, une thématique qui touche personnellement la personne. Cette situation est donc totalement contraire aux débats organisés, qui sont régis par des règles précises et dont les enjeux et la forme sont déterminés à l'avance.
Touchant potentiellement un public très large, l'internaute peut aussi utiliser n'importe quel moyen pour tenter de convaincre un maximum de personnes, et ainsi d'augmenter ces indicateurs de popularité. Les intervenants ne suivent plus une argumentation logique, mais ne cherchent plus qu'à persuader les lecteurs afin de s'assurer qu'ils détiennent la vérité.
Un autre risque est le "trolling", une pratique qui consiste à alimenter le débat de manière provocante pour amener à une polémique.
De Brabanter cite Les enquêtes empiriques (Wojcik et Greffet, 2008), qui dénoncent la "piètre qualité" de ces débats. Les expressions utilisées pour désigner ces discussions sont généralement péjoratives à l'idée de débat public : « monologues interactifs » (Dumoulin, 2002) ou encore le théâtre d’une « homophilie politique » (Vedel, 2008). D'après Sunstein, les internautes ne discutent pas réellement des vues de chacun mais ne font qu'amplifier leurs propres vues.
Ces espaces d'échange en ligne seraient donc loin d'améliorer la qualité du débat public, puisqu'ils sont occupés par des internautes qui ne sont pas guidés par la recherche du bien commun. Ils ne sont présents que pour exprimer leur propre idéologie dans des espaces publics conflictuels, à tel point que certains médias ont décidé de ne plus donner cette possibilité de débattre dans les commentaires de leurs articles en ligne.
L'hebdomadaire belge Le Vif/L’Express a par exemple arrêté la publication de commentaires, celle-ci menant à des réactions virulentes, dénuées d'information et qui ont par ailleurs la conséquence de rendre moins visibles les commentaires constructifs. Un flux important de ce genre de commentaires ont aussi pour risque de laisser penser aux lecteurs qu'ils sont représentatifs de l'opinion publique.

Il est aussi question de gérer la tension entre les "intérêts particuliers" et les "intérêts collectifs". D'après Jennifer Stromer-Galley (2002) et comme nous l'avons dit plus tôt, ces débats permettent à n'importe qui de s'exprimer, même des personnes isolées qui n'ont pas l'occasion de le faire ailleurs. Cependant d'après de Brabanter, les personnes qui s'expriment sur ce genre de débats "libres" le font car elles sont souvent très politisés et ont des opinions extrêmes qui les empêchent d'en comprendre d'autres, et un débat égalitaire doit forcément passer par un certain encadrement. Certains auteurs (Dahlberg, 2001 ; Janssen et Kies, 2005) affirment que ces débats qui ont lieu sur des espaces de discussion en ligne sont dédiés à un public qui cherche des informations pour son intérêt personnel et non pas par motivation de trouver l'intérêt collectif. L"'intelligence collective" que mentionne de Brabanter ne pourrait avoir lieu que dans un cadre régi par certaines règles, sans quoi le débat ne peut pas être constructif et les interactions qualitatives.
.
Le quotidien suise Le matin laisse les commentaires disponibles sur les articles en ligne, car il faut tout de même laisser la place à la parole à ceux qui le souhaitent d'après son rédacteur en chef Philippe Messeiller.

Les débats libres ne peuvent donc pas donner lieu à des débats utiles puisque trop marqués par des attaques verbales et des attitudes qui ne mènent pas à la recherche d'un intérêt collectif. Une manière d'expression trop violente aura de plus un effet provocant et les réponses suivront le même schéma, menant à une discussion qui n'est pas menée sur l'écoute et le partage d'opinions bienveillants. La solution à ce problème n'est pas d'enlever la possibilité de commenter sur les articles de presse en ligne ou autre espaces de discussion, mais de se diriger vers des débats qui sont un minimum organisés et reposent sur certaines règles, qui représenterait le seul moyen d'obtenir une écoute mutuelle. De Brabanter propose ensuite de s'attarder sur la théorie habermassienne de laquelle tirer ces règles essentielles à un débat constructif.


La théorie habermassienne : une contribution à l’idéal délibératif

L'idée ici n'est pas de restituer toute la pensée d'Habermas à propos des discussions démocratiques, mais seulement de dégager certaines règles qui seront indispensables à la mise en place d'un débat rationnel.

Il est d'abord mention de la notion d'« espace public » (Habermas, 1962). Habermas s'appuie sur l'époque des Lumières qui a donné lieu à des échanges et des débats rationnels, qui ont marqué leur ère et sont devenus caractéristiques des sociétés démocratiques. On peut délimiter les critères qui mènent à un débat "rationnel" en deux parties : On retrouve d'abord les caractéristiques structurelles du discours : parmi ces caractéristiques, plusieurs notions sont englobés :
- l'égalité discursive, c'est à dire que tous les participants peuvent apporter leur affirmation
- la réciprocité : les intervenants peuvent faire valoir leur opinion mais doivent écouter et répondre à celles des autres
- la justification : tout propos doit être fondé et s'appuyer sur des inférences logiques
- l'inclusivité : tout sujet peut participer à la discussion
Il y a ensuite les dispositions personnelles attendues du participant :
- réflexivité : lors du débat, les interlocuteurs doivent accepter de changer d'opinion sur un sujet
- empathie : il est important d'essayer de comprendre la réflexion et le ressenti d'autrui
- sincérité : les propos et intentions des participants doivent être sincères
Ces critères mènent au principe de discussion de Habermas, ou "principe D" :
"une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme (1986 : 86-87)"

Habermas explique donc que pour mener à une discussion constructive, il faut que chaque participant prenne part au débat en pensant de façon collective et pas individuel : le but n'est pas d'apporter des réflexions personnelles de chaque individu qui aurait une opinion seule, mais bien d'arriver à une entente commune. Les interlocuteurs doivent alors agir en coopération et selon « des prétentions à la validité intersubjectivement reconnue » (Habermas, 1987 : 31). Cela ne peut aboutir qu'en présence de certaines règles.

Il faut donc respecter les règles citées précédemment, mais il y a également des règles éthiques, techniques et intellectuelles à suivre. Chaque interaction des participants influencent celle des autres et celle du débat, l'apprentissage collectif mène à une intelligence collective. Habermas définie cela comme « la décentration d’une compréhension égocentrée du monde » et est mené à ce constat en se basant sur les travaux Jean Piaget (1972).
Pour arriver à cela, il y a bien besoin de certaines règles autour de la discussion, ce qui la différence du "débat libre". Parmi les règles on en retrouve certaines concernant la prise de parole et le respect d'autrui. (égalité discursive, réciprocité, inclusion, empathie, sincérité)
Il y a aussi des contraintes plus techniques telle que la manière d'expression de l'interlocuteur : il est demandé à ce qu'il présente son propos de la façon la plus claire possible pour permettre aux autres participants de pouvoir y réagir. (justification)
Enfin, les participants doivent penser ce qu'ils expriment, le but ici n'étant pas de convaindre par les émotions les autres interlocuteurs. (réflexivité)
Pour respecter ces règles en présentiel, la présence d'un modérateur est indispensable.
Quant au cas des discussions en ligne, la question se pose.

Habermas distingue deux types d'espaces publics : un espace public fort, très structuré et un espace public faible qu'il décrit comme un "contexte de découverte". Il y aurait également un espace public général, situé dans ces deux-là. Ces deux publics se doivent de se rencontrer dans un lieu indépendant et autorégulé pour obtenir une "opinion publique critique et informée". De Brabanter se demande alors comment les nouvelles technologies peuvent aider à atteindre cet espace.


L’espoir des civic tech

D'après Dominique Cardon (2010), la démocratie Internet apparait dans les années 2000 et consiste à ne pas dépendre d'autorité pour exprimer une opinion et de toucher toute la population. Cette nouvelle démocratie apporte avec elles ses changements auprès des institutions qui doivent se réorganiser pour proposer des espaces d'échange. La Commission nationale du débat public (CNDP) lance l'initiative de débats publics portés sur des projets d'aménagement du territoire. (Mabi, 2014) De Brabanter fait ensuite mention des "civic tech" qui proposent une forme de débat virtuel organisé.

Bluenove est un cas particulier d'entreprise issue des civic-tech.

Bluenove est une plateforme qui propose des fonctionnalités permettant de regrouper un grande nombre de participants autour de sujets spécifiques. Cette plateforme a pour but de coconstruire des plans stratégiques ou politiques à travers des milliers de conversations. Cinq outils principaux existent pour aboutir à cela :
"-imagination de scénarios possibles qui peuvent ensuite être débattus et modifiés
-interrogation de participants à partir de questions ouvertes qui collectent un maximum d’opinions sur un sujet
- débat autour de différentes thématiques qui permet aux individus d’échanger et de discuter afin de faire part de leur ressenti quant aux différentes contributions
-argumentation à partir de sujets sélectionnés par les participants qui peuvent ainsi marquer leur accord ou leur désaccord vis-à-vis de telle ou telle contribution ou présenter des propositions alternatives
-évaluation des contributions grâce à un module de votes et de jauge d’impact"
Cette civic tech répond d'après de Brabanter aux critères habermassiens exprimés plus tôt.
Cette infrastructure permet d'avoir un débat plus organisé, qui sont régis par différents outils sans entraver la liberté d'expression des participants.
Cependant, l'aboutissement de ces discussions dépend des participants, ils ne tendraient pas toujours vers l'idéal habermassien après analyse du "Grand Débat" de Clément Mabi (2019)

"Le Grand Débat" est lancé par la plateforme Cap Collectif en janvier 2019. Mais d'après Mabi, la participation est orientée en faveur du gouvernement. Il y a deux formes de participation :
-Questionne à choix multiple,
-Partage de proposition qui reste cependant fermé car très axé sur certaines questions.
De plus, il n'est pas possible d'échanger sur cette plateforme : il n'est donc pas question de débat pour aboutir à une intelligence collective, il s'agit plutôt ici d'une logique "consultative". Il y a aussi le problème du traitement des données (1 364 000 réponses ont été proposés aux questions fermées pour le "Grand Débat" et la confidentialité autour de celui-ci. Ainsi, de nombreux doublons proposés par des groupes organisés auraient fait surface. Le mouvement des Gilets Jaunes a alors contesté cette plateforme et a proposé le "Vrai débat" qui se veut plus tourner vers le débat et propose aussi un espace "d'expression libre".
Ces deux exemples montrent que les nouvelles technologies peuvent être utilisées de manière très différente pour proposer des espaces d'échange.


Une démocratie enrichie par le numérique ?

De Brabanter se montre donc pessimiste face aux débats virtuels et défend les discussions réelles qui sont encadrées. Cependant, il reconnait que certaines utilisations des NTIC peuvent aboutir à un dialogue constructif. Les civic tech ont en effet un potentiel intéressant dans la mesure où utilisés d'une certaine manière, ils peuvent proposer aussi un cadre de discussion avec des règles répondant aux critères habermassiens. De Brabanter conseille donc de "rester vigilant" aux discussions virtuelles.


Conclusion :

De Brabanter dresse alors dans cet écrit une critique des débats libres que l'on peut trouver sur Internet : l'absence de règles ne permet pas d'aboutir à une intelligence collective mais à un amas de participants apportant chacun leur propre avis personnel. Il décrit ensuite les critères établis pour Habermas qui sont indispensables pour mener à un débat constructif et montre en quoi les débats libres ne répondent pas à ces critères. Enfin, il souligne tout de même l'émergence de débats "organisés" possibles grâce aux nouvelles technologies et donne l'exemple des civic tech, qui proposent une nouvelle forme de discussion encadrée pensée pour aboutir à un débat constructif et collectif. Il reste tout de même sceptique aux nouvelles technologies et même s'il reconnait la certaine utilisé qu'elles pourraient avoir dans la qualité du débat public si bien utilisées, il semble très critique vis à vis de celles-ci et semble privilégier le débat réel, encadré par un modérateur, qu'il décrit comme nécessaire.