La politesse du numérique : entre normes et désajustements

Bruno Bachimont

Fiche de lecture


Identification

  • Titre : La politesse du numérique : entre normes et désajustements
    Auteur : Bruno Bachimont
    Parution : décembre 2018 dans Carte Semiotiche (p.163-177)1
  • Mots-clefs : Agriculture et technologie, Capitalisme cognitif, Cognition sociale, Design, Développement durable, Education et technologie, Ethiques et responsabilités, Libertés et droit, Philosophie, Sciences cognitives, Sociologie des usages
  • Contexte éditorial :

    Ce texte est issu des écrits de Bachimont dans Carte Semiotiche, une revue internationale de sémiotique et théorie de l'image initiée par deux auteurs italiens et coécrite par 18 auteurs de différentes nationnalités.
    L'article de Bruno Bachimont a ensuite été réédité par le laboratoire COSTECH de l’UTC.

  • Contexte auctorial :

    Bruno Bachimont est un enseignant chercheur et directeur de recherche à l’Université Technologique de Compiègne (UTC). Il dispose d’une vision élargie sur les questions du numérique grâce à son double doctorat en informatique et épistémologie. Ses recherches portent principalement sur 3 axes2 :

    • Penser une philosophie de la technique et du numérique, pour comprendre en quoi nos connaissances et modes de pensée sont constitués et reconfigurés par la technique de manière générale et le numérique en particulier
    • Avoir une approche du document et de la mémoire, pour articuler les possibles de la technique avec une phénoménologie de la mémoire et du passé
    • Appréhender les ontologies formelles pour comprendre comment expliciter et formaliser les cadres conceptuels de notre pensée

Analyse

En premier lieu, Bruno Bachimont va chercher à définir où la politesse prend place, dans son ouvrage il y défini la politesse comme « étant cet accueil de l’autre quand les situations de rencontre sont dissymétriques, déséquilibrées, improbables ». La politesse du numérique est donc bien souvent de mise puisque le numérique permet/impose des rencontres propres à cet espace. La politesse est donc cette marge de manœuvre entre les normes, elle est faite d’adaptabilité et de flexibilité à et entre des normes qui peuvent être contradictoires. La politesse peut se résumer comme « un comportement à valeur éthique sans pour autant prétendre en défendre une ».

Le numérique permet-il la libre expression des normes sociales et le libre équilibre entre elles ou réduit-il le champ des possibles ?
Les intéractions dans le monde numérique sont la source de cette politesse rendant possible la rencontre et le dialogue entre les normes, mais l'environement numérique est-il vraiment neutre ? Le numérique par nature, renvoie à une neutralité éthique due à son recours aux protocoles et au régime calculatoire. Tout y est abstractisé et traité indépendamment du sens. Cependant les médiations techniques misent en place pour réaliser des systèmes effectifs orientent ce qu’il est possible de faire. Bachimont explique que les formats numériques permettent la structure du pouvoir être (ce qu’il est possible de faire). Les formats peuvent eux aussi découler de contraintes matérielles ou simplement de choix de la part de leur créateur/commanditaire.
L'auteur place alors la notion de « technique normative ». La technique devient normative quand elle programme des actions sans qu’on puisse percevoir plus que ça une alternative. Indépendamment de cela, tout système technique renvoie à une normativité puisqu’il invente et privilégie des possibles au détriments d’autres.
Le numérique se doit d’utiliser des formats pour avoir un rapport avec nos pratiques et nos usages, pour donner un sens à une suite de 0 et de 1, pour donner des signifiés aux signifiants du numériques. Donc le numérique crée une représentation du monde en données vides de sens mais ses formats codent un contenu et permettent sa manipulation.
Bachimont propose trois niveaux dans la mise en œuvre du numérique :

  • Niveau idéal-théorique : les données vides de sens sont manipulées par algorithes afin de produire un résultat en temps fini et avec des ressources connues
  • Niveau techno-applicatif : Les formats donnent un sens aux donnés, les possibles et les prescrits sont définis.
  • Niveau sémio-rhétorique : Les usages et pratiques découlant des possibles programmés donnent lieu à des règles de bonne conduite, des normes de comportement ou des productions de sens.

Les formats sont placés au niveau techno-applicatif, ce qui signifie qu'ils influent notre façon d'intéragir. L'exemple le plus simple est la touche entrée dans les outils de discussions, dans certains elle envoie le message dans d'autres elle passe à la ligne. Dans le premier cas, les utilisateurs ont tendance à envoyer plus de messages de plus courtes durée quitte à saturer de notifications son interlocuteur. Alors que dans le second, des messages plus longs moins nombreux et souvent plus appliqués. Les usages fait d'un format notamment dans son dépacement entraînent une certaine recherche pratique possiblement à l'origine de nouvelles normes. Par exemple dans l'histoire de l'écriture3, depuis l'époque du Moyen Age et probablement au moins jusqu'à l'invention de l'imprimerie en 1450, le besoin de recopier à la main des ouvrages n'a eu cesse d'augmenter. Et de là ceux qui utilisent ce format qu'est l'écriture graphique n'ont eu cesses d'inventer de nouveaux usages afin de se faciliter la vie ou de répondre à de nouveaux besoins. En français, il y a tous les accents qui en sont un bel exemple, ou encore selon plusieurs groupes de chercheurs, dans l'empire Perse où les taches d'encre auraient servies à indiquer des endroits de pause (dans le sens arrêt de la lecture pour une reprise un autre jour) suggérés dans la lecture. Appliqué au numérique, ce dépassement des formats est très vite limité due à la forte contrainte matérielle imposée. Il est pourtant possible d'observer que l'utilisation penche vers une recherche esthétique plutot que pratique. Et comme Bruno Bachimont le définit, « La recherche esthétique n’est pas la création d’un nouveau langage, d’une nouvelle institution du sens, mais de susciter de nouveaux signifiants/signifiés renvoyant à la possibilité de nouveaux langages ». On a par exemple les signes de ponctuation qui suscitent de nouveaux signifiés comme « :-) » ou « :-( » et qui permettent un nouveau langage véhiculant des émotions. Le niveau sémio-rhétorique n'est donc pas perdu cependant selon Bachimont uniquement à condition d'être conscient que les formats utilisés découlents de choix humains pouvant potentiellement aller à l'encontre d'une politesse du numérique.

Bachimont montre clairement que la politesse du numérique est le propre des acteurs humains encadré par les possibles d’un système numérique. Il se questionne également sur ce que devrait être la politesse des systèmes autonomes. La question reste sans réponse parfaitement tranchée puisque bien souvent la politesse des systèmes fait référence aux problèmes éthiques liés ou engendrés par ceux-ci. Puisque même pour un système autonome, chaque décision fût à un moment d’origine humaine, un système ne peut être poli et il en revient donc aux utilisateurs humains de rester polis dans son utilisation en gérant les désajustements provoqués par ce dit système. Un système qui aurait pour inconvénient de monopoliser les ressources n'est pas impoli mais la politesse inciterait à ne faire appel à ce système qu'au stricte minimum.

Le numérique s’exerçant dans des espaces échappant bien souvent au contrôle social de par son aspect immatériel et anonyme, il peut permettre de s’affranchir des normes sociales usuelles. Un individu peut y tenir des propos haineux, insulter ou harceler autrui sans le moindre contrôle social. Et donc à contrario, chacun peut se retrouver soudainement soumis à la vindicte publique ou à la rancune d’un groupe donné. Dans ce contexte Bruno Bachimont considère les chartes d’utilisation ou de bonne conduite d'un système ou d'une administration imposant un code de valeur comme contraignantes car elles « n’offrent précisement pas l’espace nécessaire à une politesse du numérique qui doit permettre […] la composition des normes existantes localement et contextuellement négociée et discutée ».

Glossaire


Références


  1. https://gescsemiotica.com/wp-content/uploads/2020/02/CarteSemioticheANNALE6_Alonso_Bertrand_eds.pdf#page=163
  2. https://www.costech.utc.fr/Bachimont-Bruno
  3. Writting as handword a history of handwritting in mediterranean and western culture - Colette Sirat (2006)